Bourynes VII. Deuxième lune. Université de Caille. 8H42.
Ce n’était pas dans ses habitudes de se lever si tôt. Mais Tharkal n’avait pas dormi de la nuit. Des souvenirs douloureux avaient refait surface, inlassablement, troublant son esprit.
Pourquoi ne pas vivre par moi-même ? Pourquoi devrais-je suivre les traces de mon père, alors que sa médiocrité a été si souvent démontrée ?
Tharkal prit le chemin de la douche sans grande conviction, tel une âme errant sans but. Il y resta une bonne demi-heure, profitant de ce réconfort bien venu.
Cette pression n’est plus possible. Devenir un extracteur alors que tant de choses sont encore à découvrir… Tant de systèmes à explorer. Non… Je ne peux pas l’accepter...
Le visiophone sonna lorsque le jeune homme sortit de la salle de bain. Une femme en uniforme militaire apparut à l’écran.
« Tharkal Drazick, vous êtes prié de vous présenter à la zone d’extraction des capsuliers dans une heure. Soyez ponctuel. Aucun retard ne sera toléré. »
Et si je partais ? Est-ce qu’ils me rechercheraient ? Certes, j’ai été un gros investissement pour eux… Mais sans motivation, sans réel désir, je ne leur serai pas réellement d’une grande utilité…
Il prit son uniforme et l’enfila. Il hésitait à sortir de sa chambre. Il observa l’espace à travers le hublot un instant.
Cette immensité… A portée de main. Pourrai-je un jour aller plus loin que cette si petite zone d’extraction ? Pourrai-je entrevoir un avenir moins certain ? Je le souhaite tellement…
Sa montre bipa. Il était l’heure. Il le savait. Il le sentait au fond de lui.
La fin d’une existence… D’une vie. Pour une nouvelle, mais qui s’annonce si pesante et sans intérêt. Pourquoi m’obliger à ça ? Parce que je le porte dans mes gènes ? Des gènes intransigeantes, infalsifiables… Je ne pourrai jamais me cacher… Ils me retrouveront quoi qu’il arrive.
Tharkal finit par sortir de la pièce. Il s’engagea dans le couloir en direction de la section des capsuliers. Il n’était pas seul. De nouvelles recrues étaient déjà en marche. Il prit le pas et se mêla à la masse, tel un zombie dans une horde amorphe.
Nous en sommes tous là. Aucun sourire sur leur visage, juste de la résignation. L’extinction d’une génération si particulière. Nous étions annoncés comme des élus. Mais nous ne sommes finalement que des pions entre leurs mains…
La fin du couloir s’annonça. Un grand sas s’ouvrit devant eux, donnant accès à une immense place au sein même du vaisseau spatial. Tout au fond de la place se dressait une estrade, où plusieurs officiers étaient en attente de leur venue. Dans le silence, les nouvelles recrues vinrent se positionner, en rang.
Regardez-les. Ces têtes pensantes... Si imbues d’elles-mêmes. Elles nous observent avec un tel mépris. Notre destin leur appartient. Ils le savent…
L’un des lieutenants se saisit d’un microphone et commença à parler d’une voix forte, assurée :
« C’est en ce jour glorieux que nous nous retrouvons sur cette place. Ce jour est le vôtre. Il marque certes la fin de votre vie… Mais annonce un nouveau destin ! Plus grand, plus exceptionnel ! »
Une lueur fiévreuse pouvait se lire dans son regard. Il ouvrit les bras, les montant vers les cieux.
« Vous êtes la fine fleur de notre nouvelle civilisation. Vos gènes sont telles que vous êtes amenés à pouvoir entrer dans le cercle très fermé des capsuliers. Soyez en fier ! Et ne craignez rien… Car vous devez comprendre l’immortalité qui vous attend. »
Une vie d’immortel mais d’esclavage. Voilà ce qui nous attend… Pourquoi ne pas nous l’avouer ? Autant être honnête avec nous. Voilà ce à quoi vous allez nous contraindre. Je le sais… On me l’a bien dit…
« Une immortalité… Dans la liberté la plus totale. Oui, vous n’aurez aucune chaîne pour entraver votre nouvelle existence. »
Tharkal haussa un sourcil.
Bien sûr… Et nous devons vous croire sur parole. La liberté, c’est comme cela que vous appelez vous servir ? En voilà une bien belle propagande.
« Vous pouvez dès à présent décider de suivre la voie de votre choix. Extracteur de minerai, militaire, transporteur, tout est à votre portée. Personne ne sera là pour vous en empêcher. C’est un sacrifice que nous acceptons de faire pour vous, afin que vous puissiez pérenniser notre colonie. »
Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Je ne comprends pas… Où est la supercherie ? On nous a annoncé un chemin sans échappatoire, et on nous présente une vie sans engagement ni contrainte ! Ce n’est pas possible…
« Mais attention. Vous serez seul. Seul face au monde extérieur, aux différents systèmes qui existent, et leurs dangers qu’ils renferment. Vous pourrez créer des coalitions, mais ne faites réellement confiance à personne. Vous n’aurez finalement que des ennemis, des personnes prêtes à tout pour prendre ce que vous allez acquérir. Soyez toujours sur vos gardes. Toujours. Le monde extérieur n’est pas fait pour tout le monde. Certains y succomberont, par manque de chance, de talent, ou de connaissances. Soyez craintif, prudent, attentif. Et surtout… N’oubliez jamais : ne vous fiez à personne. Vous devrez tout apprendre par vous-même. Personne ne sera là pour vous tendre la main de notre côté. Personne. »
Seuls ? Comment ça seuls ? Comment allons-nous apprendre à piloter ? A miner ? A vivre ?
« A présent, nous allons vous laisser vous présenter à vos capsules respectives. Vous savez ce qu’il vous attend : la mort pour une renaissance. Ne vous en faites pas, ce n’est pas douloureux et très rapide. Vous serez dans votre clone en un rien de temps. »
Une goutte de sueur perla sur le front du jeune homme. Ses yeux se perdaient dans le vague. Sa respiration se fit plus rapide.
Toutes ces années à penser à tort à cet avenir finalement faux… Je ne vais pas être obligé d’être mineur ? Je vais pouvoir faire ce que je veux ? Explorer l’univers ? Cet espace si vaste, si grand ? Et si… Terrifiant… Seul ? Tout seul ?
Il pâlit jusqu’à ce que ses jambes se dérobent… Il tomba à la renverse. Une autre recrue qui était derrière lui le rattrapa de justesse, lui évitant une lourde chute. Il l’aida à s’assoir.
Devant l’agitation, deux hommes qui étaient sur le côté des rangs vinrent à la rencontre de Tharkal. Ils s’adressèrent à lui d’une manière sèche mais inquiète :
« Que vous arrive-t-il ? »
Que m’arrive-t-il ? Quelle est cette sensation en moi ? Cette terreur qui m’agresse ? Comment vais-je faire, seul, pour arriver à mes fins ? Sans savoir quoi faire ? Où aller ? Comment gérer ma vie ?
L’homme qui l’avait retenu prit la parole, voyant la victime incapable d’ouvrir la bouche.
« Il est tombé à la renverse. Sans doute une crise d’hypoglycémie ou une crise d’angoisse…
Ce ne sera pas la première fois que ça arrive avant le grand saut.
Je m’en doute…
Nous prenons la relève. Merci pour votre coopération, jeune recrue. »
Les deux gardes prirent Tharkal et l’emmenèrent un peu plus loin dans un coin, laissant la fin de la cérémonie se dérouler. Les futurs capsuliers furent inviter à entrer dans un nouveau sas, afin de rejoindre le « hangar de la renaissance ».
Pendant ce temps, l’un des lieutenants de l’estrade se dirigea vers Tharkal et ses anges gardiens.
« Que se passe-t-il ?
Il a fait un malaise, monsieur.
Il va mieux ? »
Je dois me ressaisir… Je dois affronter mes peurs. Ce que je voulais tant se présente à moi. Alors pourquoi paniquer ? Au lieu de profiter de ce qu’on m’offre…
« Oui, je vais mieux pardon…
Et bien jeune homme ! Qu’avez-vous ?
Je… Je m’attendais à ne pouvoir être qu’un mineur sans avenir… Tout comme mon père… Et on m’offre une liberté que je n’attendais plus…
Et cela vous effraie ?
Oui… Etre seul face à tout, et tous… Sans savoir où aller, comment apprendre à survivre…
Ne vous en faites pas. Vous aurez des modules d’apprentissage intégrés dans vos futurs clones. Avec du temps, vos connaissances s’affineront. Et en attendant, vous aurez de quoi entamer votre nouvelle existence.
Mais comment…
Rassurez-vous et faites-vous confiance, coupa le lieutenant. Maintenant, vous devez rejoindre les autres afin d’effectuer votre renaissance.
Bien, monsieur.
Parfait. Allez, du cran ! »
Tharkal se releva, encore pâle. Mais il savait qu’il était temps d’entamer le voyage. Il fut donc escorté par les deux gardes vers le sas où les autres avaient disparu. Vers le hangar de la renaissance. On l’installa dans une capsule. Il s’y allongea, ferma les yeux. Une vitre vint se refermer sur lui. Il sentit alors une aiguille lui transpercer le cou, un liquide se déversant en lui.
Il partait. Son esprit s’évadait. Vers une infinité qui s’ouvrait devant lui. Vers une nouvelle vie… Sa vie.